Nouvelles et romans

dimanche 3 janvier 2016

Le conte de la neige perdue


C'était la veille de Noël et il ne neigeait pas. Cela faisait des décennies qu'il ne neigeait plus. Dehors, le ciel morose se reflétait dans les flaques boueuses du jardin détrempé, faisant oublier les décorations étincelantes qui ornaient la maison de Nivia. L'enfant se détourna de la fenêtre et demanda :
"Papa, Maman, pourquoi est-ce qu'il ne neige pas ? Ce serait si joli... 
- Mais enfin, Nivia, la neige est un mythe ! Il y a bien longtemps que ça n'existe plus. Si ça se trouve, elle n'a peut-être jamais existé.
- Mais... Les vieilles images...
- Ça suffit, l'interrompit sa mère. Viens à table, on va servir l'entrée."

Déçue et un peu frustrée d'avoir été interrompue, la fillette alla s'asseoir à côté de sa grand-mère pendant que ses parents s'éclipsaient dans la cuisine. Comme elle dépliait sagement sa serviette pour la mettre sur ses genoux, la vieille dame lui dit :
"Moi, je sais pourquoi il ne neige plus. 
- C'est vrai ? Pourquoi ?
- Hé bien, c'est une longue histoire... Je te la raconterai après le dessert, d'accord?
- Oh oui ! J'ai hâte!"
 Jamais le repas ne parut aussi long à la petite Nivia. Elle dut faire de gros efforts pour patienter et ne pas trop s'agiter sur sa chaise, mais son attente finit enfin par être récompensée.


"Il y a bien longtemps, commença sa grand-mère, les hommes étaient encore sensibles à la magie de la nature. Oh, ils ne croyaient pas à la magie, non ; mais ils étaient capables d'apprécier la beauté de ce monde et de tout faire pour la préserver. Tous les hivers, ils en étaient récompensés par la visite de la neige. Ses flocons voletaient depuis les cieux vers la terre, telles de minuscules fées aux robes de dentelle immaculées, et ils recouvraient le sol en une couche épaisse et douce. Alors tout se taisait ; la nature se préparait à son long sommeil, protégée du gel par la neige.
Hélas, cela ne dura pas. Les gens étaient de plus en plus nombreux à ignorer la beauté des saisons ; ils en venaient même à la déprécier : ils se plaignaient du pollen au printemps au lieu de voir à quel point les fleurs qui s'épanouissaient partout étaient belles ; ils se plaignaient de la chaleur en été au lieu de prendre plaisir à écouter le chant des grillons le soir et de profiter de l'ombre rafraîchissante offerte par la verdure ; ils se plaignaient de la pluie et des premières gelées en automne au lieu de se laisser éblouir par les couleurs chatoyantes des feuilles d'arbres ; enfin, ils se plaignaient du dangereux verglas et de la neige qui les obligeaient à plus de prudence sur les routes au lieu de savourer le silence et la beauté surnaturelle du paysage devenu noir et blanc.
Ils ne croyaient plus en la beauté du monde : ils ne croyaient qu'en leur travail et en l'argent que celui-ci leur rapportait. Ils étaient de plus en plus nombreux à souiller le monde de leurs déchets au lieu de le respecter. Et plus la nature dépérissait à cause d'eux, rendue malade par leurs actes, plus ils la détestaient, moins ils la respectaient et épuisaient ses ressources.

C'est alors que la Terre décida que c'en était assez :

- Ah, ils sont convaincus qu'ils ont tous les droits sur moi ! Hé bien, ils vont voir ! Je vais leur montrer, moi !"
Elle appela à elle tous les êtres fées, qui l'aidait depuis sa naissance en régulant les saisons, en veillant à ce que le climat de chaque pays reste tel qu'il l'était depuis la dernière grande Glaciation, et leur ordonna de ne plus s'en occuper. 
- Mais, dirent-ils, si l'on ne fait plus rien, vous allez dépérir encore plus vite !
- Ce n'est rien, mes enfants. Je survivrai. Quand les hommes se seront rendu compte de leurs erreurs, ou quand ils mourront tous, je me régénérerai et vous vous réveillerez. C'est eux qui souffriront le plus, en définitive.
Ils acquiescèrent et acceptèrent de se plier à ses ordres. Seulement, une petite fée de l'hiver, un flocon insignifiant par la taille, mais au pouvoir non négligeable, déclara :
- C'est d'accord, mère Terre, mais à une condition : nous reprendrons notre tâche si un enfant humain parvient à nous en convaincre grâce à son cœur pur et à un souhait sincère.
- Qu'il en soit ainsi, répondit la Terre. Mais cela n'arrivera pas.

Voilà comment, mon enfant, les saisons disparurent. Il pouvait faire froid en juillet, faire trop chaud en novembre et pleuvoir à Noël. Les bourgeons printaniers, brûlés par le gel, ne produisirent presque plus de feuilles, et c'est ainsi que le monde est devenu tel qu'il est aujourd'hui : gris, triste et pluvieux, avec un terre quasiment stérile et de plus en plus polluée. Les hommes ont fini par réagir, mais il était trop tard ; et surtout, leurs vœux de  revoir la nature en bonne santé n'était pas sincère : ils étaient déçus de ne plus pouvoir gagner d'argent en l'exploitant."



La grand-mère de Nivia se tut. Celle-ci, la gorge serrée, ne savait que dire. Ses parents, qui les avaient rejointes pur écouter l'histoire, demeuraient silencieux, encore sous le charme du talent de conteuse de la vieille femme.
"C'est triste, murmura enfin l'enfant. J'aimerais tant que tout redevienne comme avant, comme sur les vieilles photos.
- C'est impossible, lui dit doucement sa mère. Il est trop tard pour ça.
- Mais Grand-mère a dit qu'il suffisait de le souhaiter sincèrement...
- Ce n'est qu'un conte, ma petite, répondit cette dernière en secouant la tête. Un conte raconté par ma propre grand-mère, qui le tenait de la sienne, et ainsi de suite."
Nivia ne dit rien mais ne la crut pas. Elle refusait de le croire. Et les photos, alors ? Ne prouvaient-elles pas qu'il y avait un fond de vérité là-dedans ?

Le soir, en se couchant, elle murmura, le cœur empli de sincérité : "Je souhaite qu'il neige à nouveau à Noël, que les saisons dont m'a parlé Grand-mère existent à nouveau et que la Terre guérisse. Ô Terre mère, ô fées, je vous en prie, répondez à mon appel."

Elle rêva que des fées minuscules, aux ailes de givres et aux robes de dentelles, venaient voleter autour de son lit. 


Le lendemain matin, des exclamations de surprise la réveillèrent. Intriguée, elle se leva et se rendit dans le salon, où ses parents regardaient par la fenêtre. EN l'entendant entrer, ils se tournèrent vers elle.
"Viens voir, Nivia, c'est si merveilleux ! On dirait que c'est toi qui avais raison, en fin de compte."
Dehors, le ciel blanc se fondait dans le paysage blanc, faisant oublier les décorations clinquantes qui ornaient la maison de Nivia.
C'était le jour de Noël et il neigeait.


©eryndel