Nouvelles et romans

dimanche 2 octobre 2011

C'était écrit - Chapitre I (1)

Voici, retravaillée un peu, une nouvelle d'une trentaine de pages que j'ai écrite quand j'étais étudiante. Elle est imparfaite, mais je souhaiterais néanmoins vous la faire découvrir.


REMARQUE : les "messages plus anciens" sont en fait les plus récents. Ils sont anti-datés afin que le roman soit lisible dans l'ordre. Bonne lecture !

Découverte
Dans le monde "réel"

"Le Chef de Guerre Taciturne regarda fixement Ylin qui, là-bas, le défiait avec ses amis, une fois de plus. « Attaquez », ordonna-t-il froidement à ses troupes. Et dans ses yeux glacés bouillonnait un volcan. « Attaquez ». Ce seul mot provoqua le déferlement de ses hordes de lupâos."


Marie cessa d’écrire et, à court d’idées, regarda le plafond. Dire que son récit touchait à sa fin... Elle savait parfaitement comment il s’achèverait : l’héroïne mourrait de la main de son ennemi. C'était impératif, il ne pouvait en être autrement. Elle se refusait à clore son roman sur une happy end insipide. Mais comment faire ? Comment enchaîner l’immense bataille et le duel à mort ? Les compagnons d’Ylin feraient-ils diversion pour qu’elle puisse atteindre le Chef de Guerre Taciturne ? L'armée de créatures volantes était trop imposante, cela ne paraîtrait pas crédible. Se fraierait-elle un chemin jusqu’à lui en frappant à mort les lupâos ? Bah ! Encore plus farfelu. Mourrait-elle en tuant son ennemi juré ou serait-elle dépassée par la horde de monstres ? En soupirant, découragée, la jeune femme se prit la tête entre les mains. Il fallait finir ce livre ! Il le fallait !

Cette artiste en herbe âgée de dix-neuf ans en était à son deuxième roman. Le premier n’avait eu qu’un succès mitigé. Et encore... Il s'était surtout perdu dans le flot de nouveautés publiées sans discontinuer, sans qu'il y ait vraiment une distinction entre le bon et le mauvais. Néanmoins, loin de se décourager, elle avait décidé de persévérer.

Pourquoi ? Parce que l’écriture était son seul réconfort. Le monde réel ne lui avait rien apporté : il n'était qu'une suite sans intérêt de jours toujours semblables. En revanche, chaque fois qu’elle se penchait sur une feuille de papier, son stylo de nacre en main, elle avait l’exaltante sensation d’échapper enfin à une entité qui dirigerait ses actes. Oui, enfant déjà, quand elle se plongeait dans des mondes imaginaires, elle se sentait libre. La première fois qu'elle avait réalisé cela, lorsqu’elle avait confié cette impression à ses parents, ils avaient souri avec indulgence. Oui, l'imagination n'avait pas de limites ; et oui, c'était normal qu'elle ne se sente pas libre de faire tout ce qu'elle veut : il y avait des lois, des règles de conduite, dès lors qu'on vivait en société. Ils n'avaient rien compris. Quand elle expliquait qu'elle ne se sentait pas maîtresse de sa vie, elle voulait dire qu'elle s’était surprise à agir contre sa volonté ; il lui arrivait même de ne pas pouvoir bouger quand ses sens lui criaient de faire un mouvement. Comme ce jour malheureux où un enfant s’était jeté sous les roues d’une automobile : elle n’avait pas réussi à le prévenir ou à l’en empêcher, malgré toute sa bonne volonté. Ses membres tétanisés n'avaient pas répondu aux injonctions alarmées qu'elle leur envoyait. Comment ne pas être fataliste, après cela ?

Oui, vraiment, songeait-elle, les tragédiens antiques et leurs successeurs classiques n’avaient pas tort : le Destin existait. Sans cela, elle serait capable de faire ce qu'elle désirait... Il savait depuis toujours ce qu’Il ferait subir à toute forme de vie. Il savait comment Il les ferait vivre, mourir, souffrir, et était prêt à tout pour empêcher quiconque de contrecarrer Ses projets.

Et, bien sûr, personne ne pouvait Lui résister...

Une fois encore, elle eut l’impression d’être observée, comme si quelque indiscret avait le pouvoir de percer le toit et le plafond du regard. C'était absurde. En tout cas, n'importe qui d'autre aurait trouvé cela absurde. Mais pas Marie.

C'était écrit - Chapitre I (2)

Dans le monde de l'imaginaire

Lors Ylin leva soudain les yeux vers la voûte nuageuse. Mais elle ne vit rien sinon la grise menace d'un orage à venir.
« Que vous arrive-t-il, gente Ylin ? demanda Madran, l'un de ses compagnons d'aventure.
L'elfe de lune tourna ses yeux noirs étoilés d'or vers le vaillant guerrier.
– J’ai senti une présence dans les cieux, preux chevalier. Dame Destinée nous observe peut-être ; peut-être se demande-t-elle quel chemin elle nous fera suivre : va-t-elle nous occire ? Va-t-elle nous soutenir ? J’ai senti sa présence et j’ai levé le regard vers elle... Mais las ! Je n'ai pu la voir.
– Point ne sais si Destinée nous observe, mais…
– Les voici ! interrompit Argrist le Mage. Tirez, Ylin, et que vos traits mortels atteignent tous leur cible ! »
Adoncques l’Arc Blanc s’exécuta vivement. Mais son cœur lui disait : « Dame Destinée a repris le contrôle des évènements. Puisse-t-elle nous mener à la victoire, et non à la mort ! »

Et les lupâos pleuvaient, et leurs ailes d'insectes produisaient un vacarme effrayant. Mais Ylin et ses compagnons étaient vaillants et se défendaient comme des lions. Il n'était pas né, le monstre qui pourrait les occire... Un jour, les troubadours chanteraient les exploits d'Ylin l'elfe de lune aux cheveux de jais, de Lumiel la radieuse Prêtresse, de Madran le Preux sans peur et d'Argrist le Mage à la sagesse infinie. Car en vérité, leurs armes abattirent un grand nombre de créatures venimeuses ce jour-là.

C'était écrit - Chapitre I (3)

Ailleurs

Pendant que Marie écrivait, son ami d'enfance, Jérémie Roseraie, se dirigeait d'un pas énergique vers un pavillon de briques crème. Devant lui, un jardin soigneusement entretenu attirait les regards par ses fleurs magnifiques. Roses et lis, violettes et pensées, lilas et muguet, clématites et bégonias… Leurs couleurs lumineuses couvraient même les murs. Il s’en exhalait un parfum délicat et envoûtant. Une allée de sable blanc bien entretenue menait à la porte en noyer. C’est là que vivait Jérémie depuis qu'il avait achevé ses études de médecine. Le jeune homme aux cheveux châtains entra.
« C’est toi, Jéjé ? lança depuis le salon une voix d'adolescent.
L'interpellé sourit. Ca, c'était son cousin, Erwan. Il était là pour une semaine, et en profitait pour monopoliser les jeux vidéo de Jérémie. Pour l'heure, il était engagé dans un championnat de course automobile qui lui réclamait toute sa dextérité.
– Oui, c’est moi, répondit l’intéressé en s’asseyant près de lui. Qui d'autre, voyons ? T'es vraiment bête quand tu joues. Faut arrêter, mon vieux !
– Non mais, écoutez-moi ça ! Tu pourrais être un peu plus charitable avec ton cousin, Jéjé.
– Pourquoi "écoutez-moi ça ?" A qui tu parles ?
– Arrête, elle ne me fait pas rire, ta blague, répliqua Erwan, un large sourire aux lèvres. Et pourquoi tu es là, d'abord ? Je croyais qu'après le boulot, tu allais directement chez Marie ?
– Que veux-tu, mon cousin préféré me manquait ! plaisanta son interlocuteur. Mais j'y vais, j'y vais ! Laisse-moi juste le temps de déposer deux trois bricoles... »

L’Autre posa précautionneusement sa plume favorite sur la surface opalescente de son bureau et entreprit de relire les deux derniers chapitres. Le genre de la human fantasy était très à la mode alors ; aussi, en tant qu'écrivain passé maître dans l'art de plaire à son lectorat, il avait entrepris de relater les aventures d'êtres humains vivant sur une planète bleue. Autour de lui, les murs translucides étaient couverts de prises de notes et de recherches qu'il avait effectuées dans ce but. Quant à son bureau, il était encombré de feuillets noircis par des lignes de runes nettes et soignées.

Il interrompit sa tâche un bref instant, fronça les sourcils, reporta son regard sur la page qu'il était en train de parcourir. Soudain, il s’écria :
« Mais… Jamais je n’ai écrit cela ! »

Comme pour se persuader qu'il ne rêvait pas, il lut à voix haute :
« Marie cessa d’écrire et, à court d’idées, regarda le plafond… Et ça continue sur toute une page !... Oui, vraiment, songeait-elle, les tragédiens antiques et leurs successeurs classiques n’avaient pas tort : le Destin existait. Sans cela, elle serait capable de faire ce qu'elle désirait... Il savait depuis toujours ce qu’Il ferait subir à toute forme de vie. Il savait comment Il les ferait vivre, mourir, souffrir, et était prêt à tout pour empêcher quiconque de contrecarrer Ses projets.

Et, bien sûr, personne ne pouvait Lui résister...

Une fois encore, elle eut l’impression d’être observée, comme si quelque indiscret avait le pouvoir de percer le toit et le plafond du regard. »

L’Autre se tut, interloqué. De fait, jamais il n’avait assisté à un tel prodige, bien qu’il bénéficiât d’une longue expérience en matière d’écriture. Cela signifiait-il que les personnages qu’il créait vivaient réellement, qu’ils souffraient de leur manque de liberté et qu’ils étaient capable de penser, à son insu, sans qu'il eût à prendre la plume pour exprimer les réflexions qu'il leur prêtait ?

Ainsi, le destin ignore qu’il est destin. Il est persuadé du caractère fictif de ses récits ; pourtant nous sommes là, pourtant nous existons. De son point de vue, nous sommes chimériques ; mais nous, nous sommes persuadés d'être réels. En d’autres termes, nous sommes convaincus d’avoir inventé le destin ; lui, en revanche, croit nous avoir créés. Qui a raison ? Qui a tort ? Qui peut dire si nous ne vivons pas dans l’imaginaire d’un écrivain et de milliers de lecteurs ? Quoi qu’il en soit, cette hypothèse expliquerait la sensation de "déjà vu" qui nous étreint parfois au cours de notre existence. Elle est du moins plus plausible que cette théorie sans fondement des « faux souvenirs » à laquelle nous recourons par défaut...

Voilà ce à quoi l’Autre réfléchissait, son regard insondable fixé sur la page qui s’était manifestement écrite seule. Machinalement, il se demanda ce que Marie relatait dans son cahier, et s’interrogea sur l’opinion qu’en avaient ses personnages – si du moins ils vivaient, eux aussi. De fait, il n’avait pas défini le sujet du roman de son protagoniste ; aussi n’en apparaissait-il aucune trace dans son propre livre. Imitant involontairement Marie, il leva les yeux : était-il, à l’instar de ses créations, manipulé par un Auteur ? Il ferma son cahier d’un air préoccupé et frissonna. Ce qu’il avait découvert était sans doute vrai depuis qu’il existait des mondes quelque part. En outre, il lui semblait désormais peu probable que les êtres nés sous la plume de générations d’écrivains n’eussent jamais pensé par eux-mêmes jusqu’à ce jour. Alors, pourquoi leurs réflexions ne s’étaient-elles jamais écrites d’elles-mêmes auparavant ? Cette question le tourmentait particulièrement. C’est l’esprit empli de désarroi qu’il rejoignit le jardin dans l'espoir de recouvrer sa sérénité.

C'était écrit - Chapitre II (1)

Stupeur

Dans le monde "réel"

Marie et Jérémie étaient assis dans le jardin, un verre de jus de fruits à la main. Ils aimaient se retrouver ainsi, le vendredi soir, pour discuter à l'ombre des grands arbres qui murmuraient près du mur du fond. C'est ainsi que tout en relisant son manuscrit pour faire renaître l’inspiration, Marie échangeait quelques mots avec son ami. Ils parlaient peu : ils n'en avaient pas besoin. La complicité de ce moment leur suffisait. De temps à autre, la jeune fille relevait la tête et son regard lumineux rencontrait celui de Jérémie. Un sourire fugitif voletait alors sur leurs lèvres, et elle reprenait sa relecture. Soudain, elle haussa un sourcil finement dessiné.
« Qu’y a-t-il ? demanda son ami. Quelque chose ne va pas ?
– Non, non, tout va bien, mais…
Elle parcourut le texte du regard, le front plissé.
– Tu n'es pas contente de ce que tu as écrit ?
– Si, si...
– Oh, allez, à d'autres ! Tu es en train de fixer ta page exactement comme si tu avais été transformée en pierre. Et quand tu fais ça....
– C'est vrai, mais...
– Non, pas de "mais" qui tienne. Tu ne m'auras pas comme ça. Alors, dis-moi : qu'est-ce qui cloche dans ton histoire ? Je sais que tu préfères te débrouiller toute seule ; mais les amis, c’est fait pour s’aider. Et justement, j'ai bien envie de te donner un coup de pouce.
– Eh bien,... d'accord, mais je doute que tu puisses faire quoi que ce soit pour moi.
– Ca, c'est toi qui le dis ! Raconte-moi ton bouquin, ordonna-t-il, ses yeux plongés dans les siens, en faisant machinalement pivoter son verre.
Marie réprima un soupir. Pourquoi pas, après tout ? Elle se lança donc.
– Hé bien... c’est l’histoire d’une aventurière qui s’appelle Ylin. Son père est un elfe de la Nuit ; elle a donc des cheveux noirs et des yeux qui ressemblent à un ciel étoilé. Mais sa mère, elle, est une elfe du Jour ; du coup, sa peau, très pâle, est parcourue de reflets nacrés, lumineux, et sa voix est claire et mélodieuse. Très vite, ses parents lui découvrent un don incroyable pour le tir à l’arc. Ses talents lui vaudront le surnom d’Arc Blanc. Bientôt son peuple est confronté à un personnage étrange que tous appellent le Chef de Guerre Taciturne, à cause de ses talents de général et de sa froideur ; parce que... c’est un homme que rien ne semble toucher, et il ne semble fait que pour la guerre... Personne ne le comprend. Personne ne sait pourquoi il attaque tout ce qui bouge. Personne. Alors, Ylin décide de s’opposer à lui pour éviter le massacre. Au cours de ses aventures, elle rencontre le Guerrier Ankar, Argrist le Mage, le Guérisseur Erdan, Lumiel la Prêtresse et, surtout, Madran, le Chevalier, qui est amoureux d’elle. Ils sont confrontés au Chef de Guerre Taciturne un certain nombre de fois.

Et j’en suis presque à la fin. C’est le dernier affrontement entre Ylin, dont le peuple a presque entièrement disparu, et son ennemi, qui pour l’occasion a invité ses hordes de lupâos à la fête. Les lupâos, c’est des montres volants à la peau épaisse – de petite taille, d’accord, mais très rapides et munis d’un dard venimeux. Voilà. Et je ne sais pas comment achever mon livre, c’est vrai, mais ce n’est pas pour ça que j’étais perplexe.
– Alors, pourquoi ? Tu sais pas d’où vient ce que tu as écrit ? plaisanta son ami.
– Tu ne crois pas si bien dire », murmura Marie.
Stupéfait, Jérémie s’approcha et lut à voix haute :
« L'elfe de lune tourna ses yeux noirs étoilés d'or vers le vaillant guerrier.
– J’ai senti une présence dans les cieux, preux chevalier. Dame Destinée nous observe peut-être ; peut-être se demande-t-elle quel chemin elle nous fera suivre : va-t-elle nous occire ? Va-t-elle nous soutenir ? J’ai senti sa présence et j’ai levé le regard vers elle... »
Puis les deux jeunes gens s’entre-regardèrent, incrédules. Comment les personnages d’un livre pouvaient-ils se mettre à penser et à agir seuls ? Impossible !
« Tu… Tu n’as… jamais écrit ça, t’en es sûre ? Ce n’est pas une blague ?
– Bien sûr que non. Tu sais bien que je ne te mentirais pas, voyons. »
Un long silence les submergea. Ainsi, ce que pensait Marie s’avérait exact. Car si les personnages de son récit vivaient, elle était peut-être, elle aussi, un personnage de roman. Mais alors, serait-il possible de communiquer avec son écrivain, puisque tout ce qui était dit et pensé librement apparaissait sur le papier ?…
Comme si la même pensée lui avait effleuré l’esprit, Jérémie proposa soudain, les yeux brillants :
« Pourquoi tu n’essaierais pas de parler à tes personnages ?
– Oui, mais comment ? marmonna la jeune fille, perplexe.
– A travers l’un d’eux, bien sûr, » lui fut-il rétorqué.

C'était écrit - Chapitre II (2)

Dans le monde de l'imaginaire

Les lupâos tombaient, d'autres les remplaçaient. Sans cesse s'abattait l'épée de Madran ; sans fin volaient les flèches d'Ylin. Mais las ! Ses amis et elle allaient être vaincus. La blonde Lumiel avait trépassé. Sans ses soins, le Mage gisait dans son sang, blessé, mourant. Depuis longtemps le guérisseur Erdan était tombé, lâchement attaqué de dos tandis qu'il tentait de soigner Ankar, en vain. Seul le Preux et l'Arc Blanc tenaient encore tête à leurs adversaires. Au loin, dominant ses hordes de monstres depuis une colline, le Chef de Guerre Taciturne observait l'elfe, impénétrable comme toujours, insensible à son succès. Quel homme était-il donc, songeait Ylin, pour se montrer si froid ? Même la victoire le laissait de glace.

A nouveau elle porta la main à son carquois. Il était vide. Lors elle tira son épée du fourreau. De sa lame forgée une nuit de pleine lune, elle se fraya un passage jusqu’à Madran le Chevalier. Malheur... A l'instant même où elle le rejoignait, il tomba, percé par les dards venimeux des ignobles insectes-lézard. Brisée par le chagrin, consumée par la rage, elle trancha les ailes des monstres meurtriers et les laissa agoniser au sol. Puis doucement elle approcha de son aimé, mit un genoux en terre et tendrement épongea son sang.
Elle lui souffla :
« Je le vaincrai. Dussé-je périr en le tuant, je le vaincrai pour tous vous venger. Dussé-je fuir le champ de bataille pour mieux l’atteindre plus tard, je le vaincrai.
– Tu le tueras, c’est vrai. Mais lors point ne survivras, car onc ne le permettra Dame Destinée.
– Comment savoir si je vaincrai, si je mourrai ? La Fortune est comme le ciel : sans cesse elle change, l’éternelle indécise. Seuls ses caprices nous jettent dans de cruels tourments après nous avoir illuminés d’un semblant d’espoir.
Lors Madran dit tristement :
– Vous la blessez, gente Ylin. L’histoire qu’elle crée ne peut être toujours heureuse. Les tragiques légendes que narrent les conteurs ne te font-elles point rêver, malgré le chagrin dont elles gonflent les cœurs ? Ne trouves-tu point quelque charme à ces mythes poignants ? Ainsi que ces conteurs, la Destinée nous crée pour divertir nos dieux. Ainsi que ces conteurs, elle nous fait périr pour que notre légende soit plus belle encore. Lumière et obscurité, bonheur et malheur, vie et mort ne peuvent être séparés.
Écoute, dit-il faiblement, en lui prenant la main. Écoute, car bientôt je ne serai plus. Si tu vis, si point ne meurs au cours de ce combat, pars loin, très loin d’ici, au plus profond de la Forêt des Mystères, par-delà les Montagnes des Dragons de Nacre. Alors entraîne-toi ; initie-toi aux Mystères tenus secrets par le Peuple de la Forêt. Ensuite tu pourras revenir et vaincre le Chef de Guerre Taciturne. Car si tu survis, il ne mourra point non plus. Mais si tu meurs maintenant, lui aussi périra aujourd’hui. Vos destins sont liés plus étroitement que deux prisonniers enchaînés ensemble. Ne l’oublie point ! Et à présent, va l’affronter. Ma mort est proche, je veux te voir combattre ce monstre avant de m’en aller. Cependant n’oublie pas de fuir lorsque je serai mort !
– Las, ne puis-je te sauver ? demanda désespérément Ylin. Et ses larmes coulaient abondamment, diamants liquides sur le velours de sa peau.
– Non, car Dame Destinée a déjà envoyé la Mort devers moi. Je le sais, je la vois qui s’avance. Adieu, ô Ylin, mon aimée aux yeux étoilés. »
Lors l’Arc Blanc se releva, et elle ne pleurait plus. Son visage se durcit, les paillettes d’or de ses yeux disparurent derrière les nuages de sa colère. Elle commença à marcher vers son ennemi, et les lupâos qui se pressaient autour d’elle tombaient sans pouvoir l’atteindre.

Au loin, le Chef de Guerre Taciturne l’observait.

C'était écrit - Chapitre II (3)

Ailleurs

L’Autre relut les paroles qu’il avait placées dans la bouche de Jérémie pour communiquer avec Marie, avant de s’intéresser au sujet de son œuvre. « Fort bien, songea-t-il, je l’ai convaincue de communiquer avec ses personnages. A présent, il faut qu’elle rapporte ce qu’elle leur a dit à son amie. »

Peut-être pourrait-il, plus tard, lui parler en personne, plutôt que de le faire par l’intermédiaire du jeune homme. Cependant, il ne voulait pas agir immédiatement ainsi ; il ne s’y sentait pas prêt. De fait, il lui fallait auparavant réfléchir à tout ce qu’il avait découvert ce jour-là. Par ailleurs, il appréhendait la réaction de ses personnages : après tout, il les avait doté d'une vie routinière peu passionnante dans un monde gouverné par l'argent ; sans compter qu'il avait imposé à sa romancière en herbe un manque de succès susceptible de la frustrer... En outre, il préférait attendre le compte-rendu de la rencontre entre Ylin et Marie. Comme à regret, il ferma donc son cahier et rangea sa plume.

Il se leva et effectua quelques pas. Cette pause forcée lui paraissait finalement la bienvenue : depuis quand n'avait-il pensé à autre chose qu'à son roman ? Ce serait peut-être l'occasion de sortir un peu... Il s'approcha d'un mur translucide ; aussitôt, la paroi devint totalement transparente à hauteur de visage, lui dévoilant à perte de vue des sphères de verre semi opaque en suspension dans le ciel ; c'était dans ces étranges habitations que les siens vivaient. Chacune d'elles étaient dotées d'une plateforme extérieure plus ou moins étendue où se développait une végétation luxuriante. L'Autre aimait particulièrement ces jardins verdoyants. Si seulement ils pouvaient être plus vastes ! Malheureusement, c'était impossible : il n'existait ici nulle terre ; la planète autour de laquelle son peuple avait construit ces maisons volantes était essentiellement constituée de gaz. C'était pour cette raison qu'il avait imaginé une planète bleue constituée de terres magnifiques et d'océans scintillants. Sa création avait eu tant de succès qu'il avait enchaîné roman sur roman pour sa saga de la Terre, et que tous les écrivains de son monde s'en étaient inspirés pour leurs propres œuvres. Plus un seul livre de fiction n'était consacré à autre chose que l'Histoire des Terriens.

Mais l'heure n'était pas à la rétrospective ; il fallait se changer les idées et pour ce faire, rien de tel qu'une promenade aérienne. L'Autre se rendit donc dans son jardin ; il déploya ses ailes éthérées et se laissa tomber par-dessus bord.

C'était écrit - Chapitre II (4)

Dans le monde réel

Le lendemain, Jérémie rejoignit Marie en début d'après-midi. Il avait hâte d'apprendre si son amie avait réussi à entrer en contact avec ses personnages. La veille, il avait donc demandé à Marie s'il était possible de venir plus tôt, et elle avait acquiescé avec empressement.

« Alors ? questionna le jeune homme, une fois qu'il furent tous deux installés dans le jardin.
– Alors, j’ai parlé à Ylin. Je lui ai parlé ! Et à travers Madran, bien sûr, puisqu’elle l’aime.
– Et ?
– Et je lui ai dit… euh… attends voir… Je lui ai dit : "Si tu vis, si tu ne meurs point au cours de ce combat, pars loin, très loin d’ici, au plus profond de la Forêt des Mystères, au-delà des Montagnes des Dragons de Nacre". Puis je lui ai conseillé de s’initier aux secrets du Peuple de la Forêt.
– Le Peuple de la Forêt, hein ? On dirait que tu es à cours d’imagination : tu ne leur invente pas de nom, à ceux-là ?
– J'avoue... Mais je préfère inventer le nom des personnages à celui des peuples. Maintenant, si tu as une idée... rétorqua Marie.
– Moi ? Je n'ai pas ton imagination, alors je te laisse trouver toute seule. Enfin, bon… Dis-moi plutôt pourquoi tu l’as envoyée là-bas. Il y a bien une raison, n'est-ce pas ? »

Marie ne répondit pas tout de suite. En fait, elle ne savait pas vraiment pourquoi, sinon parce qu’elle voulait allonger son récit et influencer le sort d’Ylin autrement. Mais sinon, pourquoi avait-elle fait ça ? Mystère.
Et puis, elle comprit.

« Hé bien… En fait, je crois …, dit-elle lentement en pesant ses mots, je crois que… je veux la rencontrer. Pas lui parler à travers ses amis, non ; de toute façon, ils sont tous morts. Je veux la rencontrer pour de bon. Une fois qu’elle aura appris tout ce qu’il faut de la Forêt des Mystères, bien sûr.
– Mais, s’exclama Jérémie, abasourdi, c’est impossible !
– Bien sûr que si, c’est possible ! Bon, évidemment, je ne peux pas me téléporter dans l’imaginaire, mais…il suffirait de créer un nouveau personnage qui soit moi ! Autrement dit, quelqu’un qui ait mon apparence, mon identité, ma personnalité... Tu ne crois pas ?
– Quoi ? Je ne suis pas sûr que ce soit très prudent ! Tu n’as pas peur que… ?
– Peur de quoi ? interrompit-elle, exaspérée. Il n’y a aucun risque, Jérémie : il n'existe aucun lien entre nos univers. Enfin, à part l’artiste, bien sûr. Mais je ne cours aucun danger puisque ce nouveau personnage ne sera pas vraiment moi. Il me ressemblera juste en tout point. Fais-moi confiance. »

Justement, songeait son ami : que se passerait-il si l’écrivain existait dans les deux mondes, lui qui était le lien entre eux ? Malgré tout, il ne dit rien. Il ne voulait pas fâcher Marie, d’autant plus que ses craintes s’avéraient souvent exagérées. Après tout, peut-être qu'il se trompait. Peut-être qu’il n’arriverait rien. En fait, personne ne pouvait être sûr du résultat de cette expérience : Marie n’était-elle pas la première à avoir découvert tout ça ? N’était-elle pas aussi la première à tenter ce voyage entre les univers parallèles ? Enfin… les univers imbriqués, plutôt. Car c’est ainsi qu'il les concevait : l’imaginaire était contenu dans le réel, lui-même faisait partie d’un autre univers, et ainsi de suite.

« C'est parti, » lança soudain Marie, interrompant les réflexions de son ami.
Elle se sentait prête à tout. Néanmoins, elle savait qu’un échec l’abattrait totalement. Elle souhaitait tant que cette prise de contact directe réussît !
Elle inspira profondément, avant de poser la pointe de son stylo de nacre sur le papier, sous le regard anxieux de Jérémie qui se demandait où tout cela les mènerait au juste.

C'était écrit - Chapitre II (5)

Dans le monde de l’imaginaire


Or donc Ylin posa la pointe de son épée sur le sol sanglant et joignit les mains sur le pommeau d’argent. Face à elle  se tenait le Chef de Guerre Taciturne, et il était si proche d’elle qu’elle eût pu toucher son destrier. Sans un mot ils s’observèrent ; en silence s’attaquèrent. Et le sang jaillissait autour d’eux, mais ils ne le voyaient plus. Le fracas de leurs armes retentissait autour d’eux, mais ils ne l’entendaient plus. L’odeur de la mort s’enroulait autour d’eux, mais ils ne la sentaient plus.


Seul comptait le duel.


L’Arc Blanc combattait avec passion ; le Chef de Guerre luttait avec calme. Ils frappaient d’estoc, ils frappaient de taille. Un flot vermeil coulait de leurs béantes entailles. Lors un  rugissement résonna : car le chevalier mourant s'était relevé pour lutter contre les monstres qui vrombissaient. Son aimée sourit malgré elle, son ennemi tourna à peine le chef. Mais ni l'un ni l'autre ne baissa sa garde, car tous deux désiraient la victoire.
L’épée d’Ylin la fière rebondit sur l’armure d’acier du guerrier Taciturne, et l’arme noircie de celui-ci traversa la tunique en cuir de celle-là. Et le sang des deux adversaires se mêlait à la terre. Un gémissement d'agonie s'éleva comme le Preux faiblissait face à ses adversaires ailés. Et Ylin au blanc visage ne l’entendit point, et son sombre ennemi y prêta peu attention. Pour lors seul comptait le duel.


La main de l’elfe guida la lame vers le défaut de la cuirasse du Félon. Un mouvement de poignet du glacial guerrier désarma la jeune fille. La fatigue les affaiblissait, leurs membres ensanglantés tremblaient, leur force s’échappait. Soudain un soupir s’éleva, et malgré le bruit que faisaient les lupâos triomphants, la belle Ylin l’entendit : car Madran se mourait, Madran était mort. Lors Ylin comprit qu’il lui fallait maintenant partir. Désarçonnant son ennemi, elle lui prit son destrier. Et les larmes l’aveuglaient tandis qu’elle l’enfourchait. Elle s’enfuit au galop vers les Montagnes des Dragons de Nacre.


Et le Chef de Guerre Taciturne ne bougea point, et il la regarda s’éloigner. Les Lupâos attendirent un ordre, mais leur général demeura silencieux et rengaina son épée. Il savait qu'un jour proche, l'elfe de lune reviendrait l'affronter.

C'était écrit - Chapitre III (1)

Expériences

Ailleurs

Dans un bruissement d'ailes, l'Autre atterrit souplement dans son jardin. Il revenait de sa promenade parfaitement serein et légèrement grisé par les sensations incomparables que le vol lui procurait ; néanmoins, il n'était pas mécontent d'être rentré. 

Sans plus attendre, il récupéra son manuscrit et s’installa dans le jardin. Il lui tardait de voir si Marie avait parlé à Ylin par l’intermédiaire d’un autre personnage de son récit. Il avait hâte de savoir lequel de ses héros elle avait manipulé. Bref, il lui était impossible de retarder plus longtemps la découverte du compte-rendu de cette rencontre indirecte.

Il ouvrit donc son cahier, y posa les yeux et se plongea dans la lecture des faits et gestes de sa protagoniste. Une minute durant, il demeura tout aussi immobile que les arbres bleutés qui l'entouraient : de même que seules leurs branches feuillues bruissaient dans la brise légère, seuls ses cheveux étaient agités par le zéphyr. Tout à coup, il laissa échapper un geste de stupeur. Médusé, comme lorsqu’il avait découvert que son livre s’écrivait seul en son absence, il lut et relut ce passage :
« Ben… En fait, je crois…, dit-elle lentement en pesant ses mots, je crois que… je veux la rencontrer. Pas lui parler à travers ses amis, non ; de toute façon ils sont tous morts. Je veux la rencontrer pour de bon. Une fois qu’elle aura appris tout ce qu’il faut de la Forêt des Mystères, bien sûr.
– Mais, s’exclama Jérémie, abasourdi, c’est impossible !
– Bien sûr que si, c’est possible ! Bon, évidemment, je ne peux pas me téléporter dans l’imaginaire, mais…il suffirait de créer un nouveau personnage qui soit moi ! Autrement dit, quelqu’un qui ait mon apparence, mon identité, ma personnalité. Tu ne crois pas ? »

Or, tandis qu’il regardait fixement la page de son cahier, paralysé, les doutes émis par Jérémie commencèrent à s'inscrire . Pour la première fois de son existence, il vit les lettres, les mots, les syntagmes, les phrases se former sous ses yeux sans l’aide de la plume ni de l’écrivain, aussi invraisemblable que cela lui parût. Il vit l’encre issue du néant tracer ces lettres, ces mots, ces syntagmes et ces phrases. Il vit la téméraire artiste en herbe poser le stylo sur la feuille, prête à partir dans l’imaginaire. Oh stupeur ! Comment était-ce possible ? Il n'en revenait pas. Pourtant, le doute n'était pas permis... Toujours est-il que, en dépit de son ébahissement devant un tel prodige, il se devait de réagir. Oui, s’il voulait avoir le loisir de se remettre de sa surprise et de réfléchir à la décision trop rapide de la jeune Marie, il lui fallait sans tarder contrarier la mise à exécution de ses projets téméraires. Tout aussitôt, il se mit à griffonner fébrilement, d’une écriture précipitée bien éloignée de la calligraphie soignée qu’il avait coutume de réaliser.

Enfin, lorsqu’il posa sa plume avec un soupir de satisfaction, il décida que si l’expérience de Marie réussissait, il suivrait son exemple. Néanmoins, au fond de lui, il ne pouvait s'empêcher de nourrir un soupçon d'appréhension.


C'était écrit - Chapitre III (2)

Dans le monde réel


Le téléphone de Marie se mit à sonner. Elle posa son stylo en soupirant et consulta l'écran de son cellulaire. Sa belle-sœur ? Que lui voulait-elle donc ? Elles n'étaient pourtant pas en bon terme, toutes les deux...


« Allô, oui ?
– Marie ? C’est moi, Clémentine. Il faut absolument que je te parle.
– Que se passe-t-il ? Tu as l’air dans tous tes états, commenta la jeune femme en levant comiquement les yeux au ciel à l'intention de Jérémie.
– Marie, ton frère… Oh, c’est terrible !
– Oui ? Qu’est-ce qu’il lui est arrivé ? s’inquiéta Marie, cessant brutalement ses mimiques moqueuses.
– Mon pauvre chéri... mon adoré... si tu savais ce qu'il s'est passé, Marie ! Il... Oh là là ! Il a eu un accident, sanglota sa belle-sœur.
– Comment ça ? Quand ? Où ?
– Ce... cette nuit, en rentrant de l'usine, il... il... il a fait une mauvaise rencontre. Il est à l'hôpital, et c'est... c'est... pas beau à voir du tout. Oh mon Dieu, Marie, c'est horrible !
– J’arrive tout de suite ! s’écria-t-elle, affolée. Attends-moi, d'accord ? Nous irons le voir ensemble. »


Et elle raccrocha. Vivement, elle ferma son cahier et saisit son sac à main.


« Je dois partir, dit-elle précipitamment à son ami. Mon frère a eu un accident.
– Hé, attends-moi ! Je... »


Trop tard. Sans même attendre de réponse, elle était partie en trombe. Tout en s'engouffrant dans sa voiture, elle songeait à son cher frère, qui avait un caractère bien trempé mais qui, au fond, était serviable et généreux. Elle démarra sur les chapeaux de roue. Hors de question de traîner. Il était blessé, elle avait besoin d’être rassurée et d'obtenir des détails de Clémentine.


Marie roulait à tombeau ouvert.


Jérémie, de son côté, rejoignit lentement la bibliothèque. Après avoir choisi un livre, il se laissa tomber dans un des fauteuils. Il le feuilleta sans vraiment y penser, le regard dans le vague, soucieux pour son amie. Il la connaissait assez pour savoir que quand elle agissait sur une impulsion, elle commettait des imprudences.


Comme toujours quand il s'inquiétait pour elle, il décida de rendre visite à son oncle et sa tante. Ils n'habitaient pas loin, après tout. De plus, il y avait longtemps qu'il ne leur avait pas rendu visite. Il n'avait pas emprunté trois rues qu'il sonna à la porte d'une maison ancienne restaurée avec soin.


« Que se passe-t-il, Jérémie? Tu en fais une tête ! S'exclama son oncle, interloqué, quand il lui ouvrit la porte.
– Le frère de Marie a été agressé. Il est en observation, répondit tristement l’adolescent aux yeux gris. Elle a filé le rejoindre.
– Vraiment !? J’espère que ce n’est pas trop grave.
– Je ne sais pas mais vu son affolement, je pense qu'il est en triste état. J’appellerai tout à l’heure pour savoir comment il va.
– Ah. J'espère que ses inquiétudes sont exagérées et qu'il y aura eu plus de peur que de mal. Allons, suis-moi au salon. Nous n'allons quand même pas discuter dans l'entrée, hmmm ? »
Jérémie lui emboîta le pas et, sur son invitation, s'assit dans un confortable divan. C'est alors que parut sa tante, souriante et chaleureuse, comme toujours. Après l'avoir embrassé tendrement, elle s'assit en face de lui et déclara :
« On vous voit souvent ensemble, Marie et toi, ces derniers temps. Je croyais qu'elle
voulait terminer son roman le plus vite possible ?
– C’est vrai. Seulement… »


Jérémie hésita. Devait-il vraiment leur révéler la découverte de son amie ? C’était tellement incroyable qu’ils n'y croiraient sans doute pas. Et dans le cas contraire, ne serait-ce pas trahir la confiance de Marie ? Mais non, elle-même avait dit que si elle vouait une confiance absolu en quelqu'un dans ce monde, c'était bien en la tante du jeune homme.


« – Oui ? s’enquit cette dernière d'une voix douce.
– Seulement, elle a découvert que ses personnages vivaient. (Et voilà : il l’avait dit ; maintenant, il ne pouvait plus reculer, il faudrait tout raconter.)
– C’est tout ?
– C’est déjà pas mal. En tout cas, depuis qu'elle m'a confié ça, nous les observons.
– Ce n’est pas une découverte. Évidemment que les personnages des livres vivent, voyons !
– Ah !? Tu le savais déjà, tantine ? s'étonna Jérémie.
– Bien sûr ! Et pour preuve : ils vivent dans notre imaginaire au point que nous partageons leurs sentiments comme s’ils étaient réels. Tu n’as jamais eu cette impression en lisant ?
– Si, si ! Mais ils vivent vraiment ! Pas seulement dans notre tête, pas seulement sur le papier, mais dans un monde parallèle qui existe pour de bon ! Et ils sont aussi réels que vous et moi !
– Évidemment que l’imaginaire existe ! Bien sûr que ses personnages vivent dans notre imagination ! Il n’y a aucun doute là-dessus. Je suis d’accord avec toi.
Mais que t’arrive-t-il ? s’étonna-t-elle en voyant son neveu pincer les lèvres et soupirer.
– Rien, rien... Je te croyais plus ouverte d'esprit, c'est tout. »


Jérémie se leva.


« J'y vais. Je ne tiens pas en place avec ce qui est arrivé à son frère... Désolé de ne pas rester plus longtemps. Une autre fois, peut-être... »


Sa tante acquiesça en souriant. Elle comprenait fort bien ses inquiétudes pour en avoir ressenti de semblables pour son mari, autrefois... Tous deux attendirent que la porte d'entrée se fût ouverte et refermée, puis ils s'entre-regardèrent.


« Tu n’aurais pas dû te moquer de lui, Elisabeth.
– Moi, me moquer de lui ? Voyons, Louis ! Je protégeais la vérité. Tu sais très bien qu’il ne faut pas qu'il sache que les écrivains, cinéastes, concepteurs de jeux vidéos et autres sont les créateurs des mondes. Si un tel secret se répandait, …
– Il le sait déjà, l’interrompit son époux.
– Peut-être, mais il ne sait pas tout, et je préfèrerais que Marie et lui n’en découvrent pas plus. Car qui peut dire ce qu'ils inventeraient alors ?
– Si nous ne leur disons rien, ils risquent de le découvrir seuls. Et dans ce cas, il sera trop tard pour les avertir, objecta Louis. Le mal aura été fait.
– Je ne sais pas, répondit Elisabeth en hochant la tête. Je ne sais vraiment pas. Ça n’est jamais arrivé encore, que quelqu’un découvre tout ça. Jusque-là, les gens qui soupçonnaient quelque chose s’en tenaient au fatalisme ou à la religion. Quoi qu’il en soit, en tant qu’Observateurs, nous devons garder le silence. Nous en avons fait le serment. Donc, tu ne peux pas en parler à Jérémie. »

C'était écrit - Chapitre III (3)

Dans le monde de l'imaginaire


Or donc Ylin voyagea nuit et jour avant d'atteindre les Montagnes de Nacre. Moult dangers se présentèrent sur sa route ; mais tous furent surmontés par l’Arc Blanc. Elle mettait les bandits en fuite par sa vaillance au combat; elle tuait sans peine les monstres de ses flèches acérées.Cependant elle s'engagea avec prudence dans la vallée qui courait entre les sommets acérés ; car elle avait ouï dire que des dragons peuplaient le massif aux cimes étincelantes, montant une garde farouche autour de la seule route qui traversât cette périlleuse région. Et les puissantes créatures ne laissaient passer nul voyageur à moins que sa volonté ne fût plus forte que la leur ; aussi, rares étaient ceux qui avaient survécu à une telle rencontre.


L'elfe de lune marchait sans hésiter, néanmoins ; dans son regard étoilé, une détermination farouche étincelait. Elle n'avait pas le choix, il fallait traverser. Sans quoi son destin ne pourrait s'accomplir ; alors le Chef de Guerre Taciturne aurait vaincu, et tout ce qu'elle avait accompli jusque-là aurait été vain.


Un rugissement retentit soudain, cent fois répété par l'écho. L'aventurière s'arrêta, leva la tête vers le ciel ; il était là, ses écailles moirées scintillant au soleil tandis qu'il tournait autour d'elle : le Dragon de Nacre, le souverain de ces montagnes lui-même ! Quand il se posa devant elle, elle ne fit pas un geste pour saisir son arme. Elle le savait, c'était inutile. Rien ne pouvait entamer la cuirasse brillante du Roi Serpent, or une épée de légende forgée neuf fois pendant neuf lunes.


Mais elle plongea son regard de nuit dans les yeux d'or liquide de la créature ailée, bras croisés, l'air serein. Lors elle eut l'impression d'être attirée en avant par les pupilles reptiliennes, mais elle résista et ne tomba pas. Le dragon insista ; l'elfe résista, se concentrant sur sa quête pour conserver sa volonté. Enfin la bête cligna des yeux, et sa voix résonna dans l'esprit de la jeune femme : Ylin l'Arc Blanc, forte est ta volonté, car jamais personne ne m'a résisté au cours des derniers siècles. Ta quête doit être juste, puisqu'aucune mission condamnable n'a jamais donné tant de détermination. Tu peux passer. Mais prends garde, car je vois des dangers plus grands que la volonté des Dragons sur ta route. Si ton esprit est d'acier, ton cœur est fragile, et ton ennemi le sait. Oui, prends garde !


Lors le reptile étincelant détourna le regard, tendit le cou et s'envola. Ylin le regarda disparaître, troublée par ses paroles ; elle se promit de ne pas se laisser briser par son cruel adversaire.
Quand elle reprit sa marche, nulle créature ne vint plus  la défier. Pourtant, elle sentait qu'elle était surveillée ; qu'elle se détourne de son chemin, et le Peuple de Nacre l'attaquerait pour protéger ses trésors.

C'était écrit - Chapitre III (4)

Ailleurs


Intéressant. L'Autre posa son cahier et appuya songeusement son menton dans la paume de sa main. Ce qui venait de lui être révélé par les personnages de son monde — à savoir qu'il existait dans chaque univers parallèle des Observateurs conscients du fait que chaque monde était une création artistique — l'intriguait vivement. Cela signifiait sans doute qu'il existait quelque part des Créateurs ultimes qui, bien que laissant leur libre arbitre aux écrivains, cinéastes et autres artistes, prenaient la précaution de les faire surveiller afin qu'ils ne découvrissent pas l'étendue de leur pouvoir.


Ceux qui maintenaient une veille attentive autour de Marie faisait partie de son proche entourage, étant donné qu'ils faisait partie de la famille de son meilleur ami... Qu'en était-il des Observateurs présents dans son propre monde ? De ceux qui lui étaient alloués ? Voisins, parents, cordiales connaissances... N'importe qui pouvait s'avérer être au fait de ce que lui n'avait découvert que depuis quelques jours à peine.


Il hésita à mener l'enquête, mais cela attirerait certainement l'attention sur lui. Nul ne devait savoir quels horizons nouveaux il découvrait avec Marie. Mieux valait être discret et ne pas évoquer leurs projets à quiconque. Sans quoi, ils en référeraient à leurs maîtres et l'aventure s'achèverait net.


C'était pitié que les Observateurs de la Terre eussent été mis au courant des intentions de Marie. Il n'y pouvait rien - il n'avait pas créé l'oncle et la tante de Jérémie donc ne pourrait sans doute pas influencer leur destin. Il ne lui restait donc plus qu'à attendre et à espérer qu'ils ne réagissent pas trop rapidement.

C'était écrit - Chapitre III (5)

Quand Marie arriva chez sa belle-sœur, celle-ci l'accueillit les larmes aux yeux.


« Oh, si tu savais, ... commença-t-elle.
– Plus tard, Clémentine. Tu me raconteras cela en route. Prends ton sac à main, tes     clés et dépêche-toi de me rejoindre à la voiture.
– D'accord, mais... »


Trop tard. La jeune femme était déjà ressortie.


Il ne fallut qu'une minute pour que l'épouse de son frère la rejoigne ; malgré tout, elle eut l'impression d'attendre des heures. A peine la portière de sa passagère était-elle refermée que Marie démarrait et se dirigeait vers l'hôpital aussi vite que l'intensité de la circulation le permettait.


Pendant ce temps, Clémentine tentait de lui raconter l'agression sans éclater en sanglots. Quelqu'un avait vu de sa fenêtre un homme — son époux — se faire interpeller par une bande de voyous qui en avaient après son téléphone ; ce n'était pourtant pas un modèle dernier cri. Méfiant mais refusant de se laisser intimider, il leur avait tenu tête. Voyant les jeunes gens se resserrer autour de lui, le témoin avait appelé la police et les secours. A leur arrivée, les délinquants avaient déjà disparu, laissant pour mort le frère de Marie.


Au fur et à mesure que Clémentine parlait, les phalanges de celle-ci blanchissaient tandis qu'elle serrait rageusement le volant. Si seulement elle pouvait faire intervenir les héros de son roman dans le monde réel... Alors, ces petits c... regretteraient amèrement ce qu'ils avaient osé faire.


Une fois à l'hôpital, c'est à peine si elle prêta attention aux couloirs aseptisés qu'elle traversait et aux infirmiers qu'elle croisait. Elle avait même oublié la présence de sa belle-sœur à ses côtés. Elle  ne se calma qu'une fois dans la chambre de son frère. Là, dans cette pièce pleine d'appareils de mesure, elle recouvra son sang-froid. Lentement, elle approcha du lit. Ce qu'elle vit l'horrifia. La tête bandée, les yeux tuméfiés, le nez pansé, sans doute brisé, le masque à oxygène, le bras gauche et les jambes plâtrées... Un vertige s'empara d'elle et Clémentine se précipita pour la soutenir.


« Comment peut-on faire une telle chose ? murmura Marie. Où va le monde ? »


Alors, un besoin irrépressible de retourner à son roman l'envahit. Au moins, elle pouvait y contrôler les événements. Tandis qu'ici, dans le réel, tout lui échappait sans cesse ; elle n'avait prise sur rien.


Lentement, elle se détourna de son frère. Clémentine lui fit signe qu'elle demeurait là. C'est donc seule avec ses sombres pensées que la jeune femme prit le chemin du retour.

C'était écrit - Chapitre IV (1)

Rencontres

Dans le monde de l’imaginaire


Or donc Ylin traversa les blanches Montagnes des Dragons de Nacre sans rencontrer d'autre créatures. Cependant la neige se mit à tomber, et l'Elfe dut s’abriter. Une semaine durant elle dut demeurer dans une grotte pour ne point trop souffrir du froid ; et la tempête immaculée souffla sans répit durant ces sept jours. Mais le soleil réapparut enfin et l’Arc Blanc poursuivit son chemin, par monts et par vaux, jusqu’à ce qu’enfin Neige immaculée fût vaincue par la verte forêt.
Adoncques notre héroïne parvint enfin à l’orée de la Forêt des Mystères et s’engagea sous ses grands arbres séculaires. Et là tout était sombre et obscur, car les chênes étaient si massifs, et leurs feuillages si épais que la lumière ne pouvait passer. Longtemps elle erra en ce labyrinthe vivant, longtemps elle chercha le Peuple de la Forêt. Mais las ! Elle ne le trouvait point.
Le jour et la nuit n’existaient nullement dans la Forêt des Mystères, et le temps semblait être paralysé, car les arbres ne bougeaient point, le vent ne soufflait point, les feuilles ne bruissaient point. Tout se taisait pour mieux dissimuler les secrets de la Forêt.
Et longtemps erra la jeune fille, jusqu’à ce que la fatigue fût trop lourde à porter ; lors elle s’endormit au pied d’un chêne, dans la Forêt soucieuse de cacher ses secrets.
Quand elle ouvrit les yeux, elle vit un être étrange : sa tête semblait un gland ; point de cheveux, mais une cupule ornée d’une feuille de chêne pour chapeau, point de peau, mais une écorce fine et lisse aux reflets dorés ; les doigts étaient fins et pointus, verts et profonds étaient les yeux. Il lui demanda de le suivre, et il la conduisit au roi du Peuple de la Forêt, qui lui demanda :
« Que requiers-tu, fière Ylin ? Pourquoi nous cherchais-tu ?
Et Ylin répondit :
– Je vous supplie, noble sire, de m’enseigner les Mystères, car ils me sont nécessaires pour vaincre mon ennemi.
– Promets-tu, ô Arc Blanc, de ne jamais les dévoiler ?
– J’en fais le serment. »
Adoncques le roi des Cuplis appela l’Ancien, et lui ordonna d’enseigner les Mystères à Ylin. Et l’Ancien conduisit la damoiselle vers la clairière la plus secrète de la Forêt, là où seuls les Initiés avaient le droit d’aller, et il lui dévoila tout ce qu’elle devait savoir. Et plusieurs jours passèrent.
Ainsi apprit-elle les Mystères protégés par les Cuplis. À la fin de son apprentissage, le Peuple de la Forêt la laissa seule dans la Clairière des Initiés enluminée de fleurs afin qu’elle parlât aux arbres dans le secret de son cœur. Or donc, comme elle se tenait près du plus âgé des chênes, une jeune fille lui apparut, et ce n’était pas une Cuplis. Elle portait une étrange tenue. Ses cheveux bruns étaient curieusement coiffés. Et elle se mit à parler, et les mots issus de sa bouche étaient étranges :
« Salut, Ylin ! Moi, c’est Marie ; je suis ta créatrice, et je dirige tes actes depuis ton enfance. Je suis ta destinée, en quelque sorte.
Mais pendant ta dernière bataille, tu t’es délivrée de mon emprise. Tu sais, quand tu as pensé au destin ? Normalement, tu devais mourir en affrontant le Chef de Guerre Taciturne à ce moment-là, mais quand j’ai lu tes pensées, j’ai décidé de t’épargner – pour l’instant du moins, puisque ton destin est lié à celui de ton ennemi. Tu te rappelles que Madran a dit quelque chose comme ça ? C’est moi qui ai fait prononcer ces mots au Chevalier ; c’est encore moi qui t’ai fait venir ici. Car je voulais te parler face à face dès ton arrivée.
– Pourtant, Dame Destinée, point ne m’avez parlé de suite. Pourquoi avoir tant tardé ?
– Ne m’appelle pas comme ça. Comme je te l’ai dit tantôt, je m’appelle Marie. Je suis en retard, c’est vrai. Mais mon frère a eu un accident et il a fallu faire venir le médecin. Le guérisseur, si tu préfères. Maintenant, il va un peu mieux. J’ai donc pu venir.
– Et quelle est la raison de cet entretien, Dame Éternelle ? Pourquoi nourrissiez-vous en votre cœur le désir de me parler ? Par quel miracle m’accordez-vous cette faveur ? Onc n’ouïs-je dire que vous fussiez apparue à un simple mortel.
– Je ne suis pas éternelle et tu n’es pas une simple mortelle, ô Ylin, fille du Jour et de la Nuit. Une simple mortelle n’aurait pas pu résister à son Destin, même par une simple pensée. Car je dirige tout ici, les actes, les pensées, la vie, la mort ; je commande même au temps. Tu n’as jamais remarqué que, parfois, les heures n’avancent pas plus qu’un escargot alors que précédemment, les événements et les jours se bousculaient pour fuir plus vite qu’un lièvre ? Tu n’as jamais été paralysée quand tu voulais agir au plus tôt ? Si, bien sûr ; ça se lit sur ton visage. Tout le monde en est conscient, après tout.
– Point ne suis une simple mortelle, dites-vous ! Mais Madran n’était point un simple mortel non plus, et pourtant, vous l’avez occis. Car vous dirigez la main de l’ennemi autant que la mienne, n’est-ce pas ?
– Les lupâos n’ont pas de mains. Mais c’est vrai, eux aussi, ils m’obéissent. Mais pour moi, Madran n’était qu’un personnage parmi les autres. Il devait périr pendant cette funeste bataille, et tous tes compagnons avec lui. Tu dois poursuivre seule. Ta quête ne peut pas réussir si tes compagnons te suivent.
– C’est vous qui en avez décidé ainsi. Si vous le vouliez, il pourrait en être autrement. Mais vous êtes cruelle et sans pitié ; point ne vous émouvez des sentiments de vos marionnettes.
– Non, Ylin, non. Je ne suis ni cruelle, ni sans pitié. Mais je ne savais pas encore que vous viviez. Là d’où je viens, vos aventures ne sont que des mots sur du papier. Vrai, je prenais plaisir à écrire votre légende. Maintenant je souffre de vos malheurs, parce que je sais que vous vivez et que vous êtes conscient. Donc je fais le serment de te permettre de rejoindre Madran. Tu mourras — puisque ton destin est lié à celui du Chef de Guerre Taciturne — et là, dans le Royaume Sans Souffrances, tu retrouveras ton preux chevalier : tu resteras avec lui pour toujours, le temps n’existe plus après la mort.
– Je vous en remercie. Mais vous ne me dites point pourquoi vous êtes ici.
– Je souhaitais te parler, même si je n’étais pas sûre que ce soit possible. Maintenant que je le sais, peut-être rendrai-je plus souvent visite à mes héros. Mais je dois partir, maintenant. Je ne peux pas discuter éternellement avec toi, le temps passe chez moi aussi. Mais avant, il faut que je te dise de sortir rapidement de cette Forêt et de te mettre en quête de ton ennemi. Adieu, Arc Blanc, bonne chance.
– Adieu, Dame Destinée. Ne dites pas : que le sort vous soit propice, c’est vous qui lui commandez. »
Lors Marie sourit tristement, et se fondit dans les ombres brumeuses.

C'était écrit - Chapitre IV (2)

Ailleurs


L’Autre émergea lentement de sa lecture comme d’un rêve. Fasciné par ce monde étrange qu'il ne lui serait pas venu à l'idée d'inventer, il lui fallut du temps pour remettre de l'ordre dans ses idées. L'elfe créée par sa protagoniste l'intriguait vivement. Cependant, il n'était pas temps de s'y intéresser, aussi chassa-t-il ces pensées parasites.

L'écrivain se frotta pensivement le menton. Ainsi, Marie s’était infiltrée avec succès dans le monde qu’elle avait modelé. Il aurait dû s’en réjouir, puisque cette réussite signifiait qu’à son tour, il pourrait s’entretenir avec elle en personne. Pourtant, en dépit des battements précipités de son cœur exalté, son intuition lui soufflait qu’un danger menaçait, comme si quelque chose s’était brisé quelque part. Certes, il ne parvenait pas à déterminer ce dont il s’agissait, ni à trouver un fondement à ses pressentiments, mais il sentait confusément qu’il était nécessaire de prendre ses précautions avant de se lancer dans une telle entreprise. En effet, s’il s’avérait que le monde n’était pas prêt pour une rencontre entre les univers parallèles, que se passerait-il ?

Quelques minutes encore, la prudence et la curiosité poursuivirent leur lutte en son for intérieur.

Toutefois, la tentation était trop forte. L'envie de savoir et la soif de découverte avaient toujours vaincu la logique et la prudence chez lui, ce n'était pas aujourd'hui qu'ils allaient leur céder le pas. Irrésistiblement attiré par l'expectative et l'excitation qui l’envahissaient à la pensée d’un acte dont les conséquences pourraient irrémédiablement modifier cette existence routinière, il balaya ses doutes. Plus le danger lui paraissait grand, plus il était tenté de suivre l’exemple de sa protagoniste. Oui, se répéta-t-il intérieurement, la tentation était vraiment trop forte. Il se saisit de sa plume et se mit au travail avec enthousiasme. Or, tandis qu’il écrivait, le front plissé, penché sur le papier, concentré, il crut entendre un craquement comparable à celui que produit un mur qui se lézarde. Bien qu’il ne sût pas quel bruit émettait un mur qui se fendille, cette comparaison s’imposa tout naturellement à lui. Simultanément, il sut qu’il n’était pas seul à l’avoir entendu. Cela aurait dû l'alarmer, mais il avait trop à faire.

Bientôt, plongé dans un monde qui n’était pas le sien, il oublia tout ce qui l’entourait.

C'était écrit - Chapitre IV (3)

Dans le monde réel

Une fois rentrée chez elle, Marie sentit sa maîtrise d'elle-même s'effondrer. N'ayant plus besoin de cacher à d'éventuels passants son état moral, elle se laissa submerger par le chagrin. En quittant la chambre de son frère, elle avait demandé à voir le médecin qui s'en occupait. Après une longue hésitation que la jeune femme avait minée à force d'insistance, l'homme lui avait appris que son frère était plongé dans le coma et qu'on ignorait quand il en sortirait.


Un cri de douleur pure s'échappa de sa poitrine à cette seule pensée, suivi de sanglots incontrôlables. Longtemps elle demeura prostrée, en boule dans son fauteuil favori, le visage enfoui entre ses bras. Cependant les larmes les plus inconsolables finissent toujours par se tarir. Essuyant ses paupières irritées par les pleurs, elle tourna ses pensées vers Ylin. Etant impuissante à faire quoi que ce fût pour son aîné, il fallait qu'elle pense à autre chose ; et pour cela, le meilleur remède était d'écrire. Elle se lança donc à corps perdu dans sa rencontre avec son héroïne.


Ce fut laborieux : au début, ne parvenant pas à se concentrer, elle dut relire les pages précédentes. Puis elle commença à écrire, mais les phrases venaient avec réticence, lui déplaisaient, nécessitaient d'être remaniées sans cesse. Le dialogue notamment lui posa de réelles difficultés : devait-elle s'exprimer comme elle le faisait tous les jours ou adopter le langage archaïque du monde de sa protagoniste ? Finalement, elle opta pour la première solution.


Elle avait à peine commencé à discuter avec l'elfe que l'on sonnait à sa porte. Sursautant violemment, elle mit du temps à reprendre conscience de son environnement. On sonna une deuxième fois. Quand elle alla ouvrir, elle se retrouva face à Jérémie. Comme il ouvrait la bouche, elle lui fit signe de se taire d'un geste péremptoire. Sans protester, il se tut et la suivit en silence comme elle retournait à son écrit. Il connaissait bien ces moments où son amie, plus concentrée qu'à l'ordinaire, ne voulait rien entendre tant qu'elle n'avait pas achevé de coucher sur le papier ce qu'elle avait à l'esprit. Marie se replongea dans son récit, oubliant où elle était, ignorant la présence du jeune homme, à nouveau auprès de son personnage...


Quand elle reprit enfin conscience de la réalité, elle entendit un bruit. C’était une sorte de craquement, un peu comme un mur qui se fend. Au même moment, Jérémie, à côté d’elle, sursauta.


« Tu as entendu ? demanda-t-il.
– Quoi, ce craquement ? rétorqua Marie. Bien sûr que je l’ai entendu. Il était assez fort pour ça. Qu’est-ce que c’était, à ton avis ?
– Je ne sais pas. On aurait dit…
– Un mur ? suggéra Marie.
– Oui, c’est ça. Un mur qui craque. C’est bizarre, non ? Les murs sont solides, ici, pourtant.
– Ce n’est pas ici, corrigea la jeune fille. Quelque chose s’est brisé, c’est sûr, mais pas ici, parce que je ne l’ai pas entendu avec mes oreilles ; c’est vrai, j’avais plutôt l’impression que ça résonnait dans ma tête. Mais comme si c’était loin, très loin d’ici...
– Mais alors, pourquoi est-ce que tout le monde l’a entendu ? s’inquiéta Jérémie.
– Comment peux-tu être sûre de ça ?
– De quoi ?
– Hé bien, que tout le monde l’a entendu !
– Aucune idée, répondit-il en haussant les épaules. Je le sais, c’est tout. Mais tu le sais aussi, non ?
– Heu…Pas vraiment, mais… Je l’ai senti, en tout cas. J'espérais que tu saurais pourquoi... »

C'était écrit - Chapitre IV (4)

Dans le monde de l’imaginaire


Soudain, Ylin entendit s'écrouler un mur de pierre, en un grondement sec et bref ; et pourtant il n’y avait nulle habitation en vue ; car elle était sortie de la forêt et marchait à présent dans la lande déserte aux tons violets. Lors elle sut aussitôt que cela ne dépendait point de sa créatrice, mais qu’un grand malheur les menaçait toutes deux, et leurs mondes avec elles. Elle n'aurait su expliquer comment elle comprit cela, mais elle en était sûre et certaine, quoi qu'il en fût. 


« Las ! Que faire ? J’ignore comment la prévenir. Je ne puis qu’espérer qu’elle entende ce que je dis. Ô Destinée, entends ma voix ! Prends garde, car un grand péril pèse sur tes épaules ! Entends ma voix, gente Marie à la plume aiguisée ! »


Ylin regardait le ciel avec espoir et écoutait le vent hurler. Mais point ne répondit Dame Marie. Point ne lisait ce que lui disait l'elfe de lune, puisqu’elle se reposait. Or donc l’Arc Blanc se remit à marcher dans la lande déserte, car sa quête ne souffrait point de retard. Et le vent soufflait, et les nuages gris s’amoncelaient, teintés de mauve comme la lande agitée.

C'était écrit - Chapitre V (1)

Fusion


Dans le monde réel


Quand Jérémie fut reparti, Marie fut incapable de se remettre à l'ouvrage. Ce bruit étrange qu'elle avait perçu la préoccupait bien plus qu'elle ne l'avait laissé paraître. Pour se changer les idées, elle décida de passer à autre chose. C'est alors qu'elle aperçut, sur le canapé, l'écharpe de son ami. Parfait, elle allait la lui rapporter sur-le-champ - sans compter que, sans vouloir se l'avouer, elle parvenait de moins en moins aisément à demeurer loin de lui.


Or, comme elle sortait de chez elle et verrouillait soigneusement la porte, elle entendit quelqu'un lancer :
« Mademoiselle ! Excusez-moi... »


Surprise, elle se retourna pour se retrouver nez à nez avec un homme d'âge mûr qui dégageait une aura surprenante, comme s'il s'agissait d'un être supérieur aux autres humains. Qui plus est, elle avait beau le scruter de haut en bas, elle ne parvenait pas à définir son physique précisément : était-il grand ? petit ? brun ? blond ? Quand elle fixait directement un détail de sa silhouette, c'était comme s'il se dérobait à elle.


« Excusez-moi, mademoiselle, répéta ce dernier. Vous êtes bien Marie, n’est-ce pas ?
– C’est possible, répliqua-t-elle avec défiance (qu’elle ne puisse voir à quoi il ressemblait l’exaspérait). Mais vous, monsieur, qui êtes-vous ?
– Je suis un écrivain, comme vous.
– Ah ? Mais encore ?
– Je vous ai créés, vous et votre ami, vous et votre famille, vous et votre terre enfin.
– Vraiment ? s’étonna-t-elle. Alors, vous n’êtes pas de ce monde ! C’est donc pour ça que je n’arrive pas à vous cerner !


L'Autre esquissa un sourire.
– Oui, c’est pour cette raison. Puis-je vous accompagner ? Nous parlerons en marchant.
– D’accord, allons-y.
Il marchèrent un instant en silence, puis :
– Que vouliez-vous me dire, Monsieur ? s’enquit poliment Marie.
– Je voulais vous parler de vous, de moi, de tous les écrivains et autres Créateurs de mondes. Nous sommes tous un peu cruels, ne croyez-vous pas ? Nous nous soucions si peu des sentiments de nos personnages.
– Mais nos histoires n’auraient aucun intérêt, autrement, non ? Enfin, vous avez raison. Et je ne pense pas qu’il soit facile d’accepter ça pour les êtres que nous créons.
– Je n’en doute pas ! D’ailleurs, je voulais m’excuser auprès de vous.
– Vous excuser ? répéta-t-elle, surprise. Pourquoi ça ?
– Je veux vous demander pardon pour avoir blessé votre frère. Voyez-vous, j’avais absolument besoin de vous détourner, provisoirement du moins, de vos projets de voyage dans l’imaginaire, parce que je craignais qu’ils ne fussent dangereux. Mais je me suis trompé, je pense. J’ai donc inutilement fait souffrir votre frère.
– Non. Vous aviez peut-être raison au sujet des risques. Jérémie s’inquiétait aussi, et…
– C’est moi qui ai exprimé cette inquiétude par sa bouche, corrigea-t-il. J’écrivais sa réplique, puis j’attendais la vôtre, ainsi que vous le faites quand vous parlez à votre guerrière.
– Si vous le dites. Il n’empêche que ce bruit bizarre…
– Un craquement comparable à celui que produit un mur qui se fissure ? interrompit-il vivement.
– Oui, acquiesça-t-elle gravement. Ca m’inquiète. Vous n’auriez pas dû faire comme moi. C’est trop dangereux, ces expéditions. Je crois que nous avons abîmer la trame de l'univers.
– Je vous l’accorde ; mais si, comme vous semblez le croire, ce bruit est lié à votre intervention dans un monde auquel vous n’appartenez pas, le mal était fait avant que je ne vienne, et ma visite ne changera rien à la situation.
– Mais, objecta-t-elle, votre... voyage pourrait aggraver ce mal !
– Nous verrons bien, répliqua-t-il avec un geste évasif de la main. Quoi qu’il en soit, je ne vois pas comment revenir en arrière : ce qui est fait est fait, pour le meilleur ou pour le pire. A présent, nous ne pouvons que nous préparer à assumer nos actes, au cas où la situation tournerait mal. »


Ils s’engagèrent alors dans l’allée qui menait à la demeure de Jérémie. Avant qu’ils n’atteignissent la porte, celle-ci s’ouvrit et le jeune homme s’avança à la rencontre de son amie, souriant. Cependant, en voyant qu’elle était accompagnée d’un inconnu, il s’arrêta net.
« Jérémie, je te présente notre créateur, annonça Marie, les yeux pétillant de malice devant l’expression de son ami.
– Vraiment ?! Ça alors, quelle surprise !
– N’est-ce pas ? Bon, tu nous laisses entrer ou pas ?
– Heu… oui, bien sûr. Excuse moi. Oh, et ne fais pas attention au désordre, mon cousin laisse tout traîner. 
– Toi aussi. Tu as oublié ton écharpe chez moi, tout à l'heure ; et c'est en venant te la rendre que j'ai rencontré... l'écrivain du monde supérieur au nôtre. »


Ils s'installèrent ensemble dans le salon. Erwan, le cousin de Jérémie, leur adressa un vague salut depuis le fauteuil où il était affalé, manette en main et le regard fixé sur l'écran.


« Voulez-vous boire quelque chose, monsieur ? demanda Jérémie à l’Autre.
– Volontiers. J'ai toujours rêvé de goûter aux boissons terrestres...Ceci dit, je crains que vous n’ayez guère le choix, en réalité. C’est moi qui écris ce dialogue.
– Ah oui, c’est vrai. J’allais oublier. »


Tous trois échangèrent un regard complice. Quant à Erwan, obnubilé par son jeu, il n'avait rien entendu.


C’est là que tout se détériora.